L'auteur des Voyages extraordinaires entre dans la Pléiade. Rappelons, à cette occasion, qu'il a vraiment voyagé!
Casanier? Jules Verne a quitté l'Hexagone plus d'une fois et entrepris de nombreuses croisières sur trois voiliers successifs. |
Certaines réputations vous collent à la peau. Prenez Jules Verne : on a toujours imaginé l'auteur des Voyages extraordinaires
en brave père de famille, enfermé dans son cabinet de travail amiénois,
n'en sortant que pour éplucher des récits de voyages à la bibliothèque
municipale. Cette légende, colportée de longue date, a fait dire à
certains que l'homme n'avait jamais voyagé - lui qui avait pourtant fait
aimer la géographie à des millions d'enfants.
En réalité, même si Verne était bien, en effet, un rat de
bibliothèque et un bourreau de travail ("Je suis une bête de Somme",
écrivait l'amateur de calembours), il a quitté l'Hexagone plus d'une
fois et entrepris de nombreuses croisières sur les trois voiliers
successifs acquis avec ses droits d'auteur. Comment aurait-il pu en être
autrement quand on a vu le jour dans un port (celui de Nantes), plus
précisément sur une île de la Loire, l'île Feydeau ? Cette particularité
géographique pourrait expliquer sa passion d'enfant pour les
"robinsonnades". La lecture de Daniel Defoe, mais aussi du Robinson suisse
(de J.R. Wyss) à l'âge de douze ans marqua durablement le jeune Verne.
Sa fascination pour les îles, son intérêt pour les naufrages reviennent
dans la plupart de ses romans : L'Oncle Robinson, L'Ecole des Robinsons, Deux ans de vacances, Le Chancelloret L'Ile mystérieuse.
Mais, avant la lecture, il y a, bien sûr, le décor personnel, l'atmosphère d'une ville natale.
La devise de Nantes, Favet Neptunus eunti (Neptune
favorise ceux qui voyagent), est en soi une invitation au départ. La
cité de la duchesse Anne, à l'époque de Verne (né en 1828), n'a pas
grand-chose à voir avec la ville de Jean-Marc Ayrault. C'est un port négrier, où s'agitent les mâts des grands voiliers. La mère de Jules Verne, Sophie Allotte
de la Fuÿe, est issue d'une famille d'armateurs et de navigateurs.
L'enfant, à l'âge de six ans, est mis en pension chez la veuve d'un
capitaine au long cours. Sa première prose publiée sera consacrée -
doit-on s'en étonner ? - aux premiers navires de la marine mexicaine.
Tout cela, nous l'apprenons grâce au passionnant texte de Jean-Luc Steinmetz qui introduit les deux volumes Jules Verne récemment parus dans la Pléiade.
Ainsi, la chronologie établie pour cette édition - mais aussi le bel album concocté par François Angelier à cette occasion - permet de réaliser l'influence des voyages personnels de Jules Verne sur les Voyages extraordinaires.
En 1836, "il éprouve ses premières impressions maritimes sur un
trois-mâts à Provins". La même année, deux de ses cousins meurent noyés
dans la Loire. Malgré cela, dès l'année suivante, le petit Jules prend
une barque pour "robinsonner" sur l'île Binet, racontera-t-il dans Souvenirs d'enfance et de jeunesse.
Autre épisode fondateur, souvent rappelé par ses biographes : en 1839,
il fugue et embarque, en tant que mousse, sur un long-courrier en
partance pour les Indes... Rattrapé par son père le jour même, il ne
verra jamais l'Asie. Mais rêvera de prendre la mer dès fortune faite.
En 1849, Verne entreprend un petit tour de la proche Europe :
Belgique, Suisse, Allemagne. En 1851, il rencontre l'explorateur Arago,
qui deviendra son chaperon et lui relatera souvent ses voyages.
En 1863, après dix ans de tâtonnements, l'écrivain atteint sa pleine "conscience romanesque", selon Steinmetz, avec Cinq semaines en balon. Mais bien avant cela, dès Les Aventures du capitaine Hatteras,
"son projet est de décrire l'ensemble du monde. C'est un projet
essentiellement géographique, alimenté par les ouvrages scientifiques,
les grandes revues de l'époque comme Le Tour du monde, ses
amitiés avec Nadar et Arago et son expérience réelle du voyage, qui le
mène assez vite très loin, aux Etats-Unis". En effet, Verne embarque en
1867 avec son frère sur un impressionnant paquebot, le Great Eastern,
qui le conduit à New York. Il en profite pour visiter les chutes du
Niagara "qui inspireront plusieurs scènes de ses livres...", précise
Steinmetz. Quant au souvenir du paquebot lui-même, il donnera naissance à
Une ville flottante.
Il pousse l'aventure plus loin : pendant la guerre de 1870, en
tant que propriétaire d'un navire (le Saint-Michel I), il est chargé de
la surveillance des côtes picardes.
En 1876, l'écrivain dessine lui-même les plans du Saint-Michel
II, un yacht de vingt tonneaux qu'il inaugure sur la Manche. "D'autres
croisières sur ses yachts le mèneront en Angleterre, en Ecosse, en
Norvège, au Danemark, raconte Steinmetz. Il met la main à la pâte, il
connaît la navigation. Dans ses textes sur la mer, il a cette précision
des hommes du métier. Une précision mécanique, presque industrielle."
Quant à sa croisière de trois mois en Méditerranée (Gibraltar, Espagne,
Portugal, Sicile, Tunisie, Malte, etc.), elle inspirera entre autres
romans L'Archipel en feu, Mathias Sandorf (hommage au Monte-Cristo de Dumas) ou encore Mirifiques Aventures de maître Antifer.
Ce n'est pas un hasard si les quatre titres choisis pour l'édition en Pléiade sont, justement, des romans maritimes. Vingt mille lieues sous les mers
fut d'ailleurs en partie écrit à bord du Saint-Michel, que Verne
appelait son "cabinet de travail flottant". Il s'amusait même à gagner
Paris à la voile, partant de sa maison du Crotoy pour remonter la Seine
et mouiller au pont des Arts.
Jules Verne fut non seulement un maître parmi les écrivains
mais également, il serait temps de le reconnaître, un "étonnant
voyageur".
Sa postérité, ses pairs se chargèrent de la répandre, bien avant la critique littéraire et les universitaires : Rimbaud s'inspira du Nautilus pour son Bateau ivre, Jean Cocteau fera son propre tour du monde en quatre-vingts jours et la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars rendait hommage aux "saltimbanques de Jules Verne".
Tous les écrivains qui, enfants, ont découvert la lecture - et le monde - grâce aux Voyages extraordinaires ont une dette éternelle envers lui.